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Sauveur Carlus

graphiste, illustrateur, peintre, auteur, compositeur, interprète

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Prisonniers d'une étoile

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Couverture

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

L'arrivée au manoir

L'incendie du manoir

Un crépuscule grandiose ensanglantait tout le ciel. Le vent s’était levé sur la lande, annonçant peut-être une tempête dans le courant de la nuit. Mais pour l’heure, juste quelques nuages incroyablement ciselés et chargés de lumières galopaient à une vitesse folle comme des chevaux roses, monstrueux et fantastiques.


Faredémorz se dressait sous ce spectacle dans toute sa funèbre splendeur. Comme à chaque crépuscule, toute la face est du manoir était plongée dans l’obscurité, tandis que la façade ouest devenait le miroir ou convergeait tout rayon. Contraste saisissant ! D’un côté, les abîmes les plus profonds – le manoir découpait ses tours aiguisées, comme la silhouette inquiétante d’un château hanté – ; de l’autre, un concert éclatant – toutes les fenêtres miroitaient de mille feux, comme un palais recevant un grand bal ! Point de rencontre donc ou d’affrontement de l’ombre et de la lumière, de l’enfer et du paradis. Quand le soleil se couchait sur Faredémorz, la vie et la mort semblaient se concentrer là. Le monde tout autour n’existait plus.


Alix connaissait bien ces instants. Tout le manoir se réveillait, tremblait, entrait dans un étrange mouvement de vie. Il se nourrissait du crépuscule. Les fenêtres illuminées, en face de l’horizon flamboyant, ingurgitaient tout ce qu’elles pouvaient de lumières. De l’autre côté, les murs buvaient l’ombre. De ces provisions métaphysiques, Faredémorz détenait son pouvoir : celui de garder les hommes prisonniers, d’exercer sur eux de diaboliques manipulations, et de maintenir toujours vivace cette présence, celle de Divine, toujours au-dessus de tout et en tout…


Au bout de toutes ces années, Alix avait fini par s’en rendre compte. Comment expliquer autrement le fait d’être restée à ce point enchaînée à cet endroit ? et de n’avoir pas cherché à s’en extraire ? Divine était restée par ailleurs vivante en nous tous. L’homme est lié à la terre par les racines des murailles qu’il érige. Pour exterminer Divine, se pouvait-il alors qu’il fallût simplement détruire Faredémorz ?


Ce soir, c’était Le soir. Le vent serait un allié de taille. Denez était de repos. Personne à des kilomètres à la ronde. Alix était seule. Seule à seule avec Divine. Ce serait sa dernière lutte. Elle avait sur son adversaire l’avantage de ses mains. Elle ne pouvait pas ne pas l’emporter. Enfin !


Elle emprunta la grande galerie. Les hautes fenêtres s’ouvraient comme des bouches et les rayons du soleil s’y engouffraient comme de l’eau. L’eau éclaboussait alors toutes les toiles, aux murs, les tachant de mille éclats. Sous ce phénomène singulier, les toiles semblaient même se diluer et se reformer autrement, entrant alors, comme le manoir tout entier, dans une danse quasi satanique.


Il y eut une énorme secousse. Alix se cramponna de justesse à la rampe de l’escalier tout proche. Le manoir était un navire. En finir ! il fallait en finir ! il fallait tuer le monstre ! Sa mort viendrait de ses entrailles. Alix s’était procuré plusieurs bidons d’essence. Elle se hissa jusqu’au grenier, rassembla en un gros tas des tentures poussiéreuses, y déversa l’essence et gratta une allumette. Les flammes jaillirent d’un seul coup. Leur appétit fut tel qu’elles s’élevèrent et s’étendirent rapidement, ne tardant pas à grignoter les poutres, les meubles et le plancher.


Alix descendit en toute hâte. Elle courait. Faredémorz vacillait de plus belle. Mais son élan de vie avait changé de nature. Il ne venait plus de sa mastication de la lumière ou de son engloutissement des ombres, mais bien d’une douleur soudaine dans son crâne : une inflammation. Celle-ci allait s’étendre. Après avoir consumé la tête, elle descendrait le long de la trachée, broierait les viscères, finirait par les membres !


Alix se retrouvait de nouveau dans la grande galerie. Elle entendait des craquements infernaux à l’étage supérieur. Déjà de la fumée envahissait tout. L’odeur aussi, celle de la chair carbonisée. S’enfuir. Vite ! Laisser Divine se démanteler. Pourtant s’attarder encore. Pour mieux assister au spectacle. Voir les toiles grimacer, se rétrécir, les ferronneries fondre, les boiseries s’effriter, les murs noircir.


Ah ! ah ! ah ! Alix se mit soudain à rire à gorge déployée. Elle entendit une plainte stridente. La sorcière Divine s’égosillait sur son bûcher. Elle était perdue. Elle finirait en cendres. Et plus rien d’elle sur cette terre ne pourrait enfin jamais plus perdurer sa mémoire. Alix exulta.


Mais pourquoi n’avait-elle pas pensé plus tôt à cette peine capitale ? Pourquoi avait-il fallu qu’elle attendît que les pièges se resserrassent, que Tom devînt fou à lier, qu’Auguste mourût dans l’adoration aveugle de Divine, dans l’indifférence à son égard, dans l’ignorance d’Émilie ? pourquoi ?


          -Pourquoi ?! hurla enfin Alix, à l’apparition des premières flammes au fond de la galerie.



À présent, son rire convulsif avait laissé la place au désespoir dénudé. Tout à coup, elle céda. Le cri qu’elle avait poussé dans sa chambre d’hôtel sur Paris, à l’annonce de la mort d’Auguste, l’émotion devant Tom, à Rennes…, tout ça n’avait rien été à côté de ce qui l’agita soudain. Comme si sa conscience, un temps refroidie, revenait maintenant, aussi brutalement que les flammes assaillaient les toiles de maîtres. Alix criait, criait et criait encore. Un vacarme assourdissant parvint cependant à couvrir ses cris. La charpente principale avait cédé. Les flammes à présent vacillaient à quelques mètres. L’air s’amenuisait sous la fumée. Des vitres éclatèrent, et le vent, s’engouffrant, attisa l’incendie de plus belle. Alix devait descendre à tout prix. Se sauver tant qu’il en était encore temps. Mais elle criait encore. Plus le feu gonflait autour d’elle, plus son désespoir la brûlait à l’intérieur. Les flammes anéantissaient tout. Mais au lieu du néant, des images virevoltaient : les souvenirs, tous les actes manqués, les regrets, enfin tout le bonheur illusoire qui n’avait jamais pu éclore.


Alix ne criait plus. C’était son corps maintenant qui criait malgré elle. Comme s’il évacuait d’un seul coup une vie entière de souffrances retenues.


Alix voyait de ses yeux Divine mourir ! La tête de cette dernière avait volé en éclats ! La destruction interne se poursuivait à présent, comme prévu, le long de la trachée pour atteindre le cœur. Mais Divine était une créature fabuleuse. Tant que tout d’elle ne serait pas encore calciné, jusqu’à la dernière pierre, elle pourrait se régénérer. Aussi s’était-elle lancée dans la bataille. Toute cette armada de souvenirs, c’était elle qui les jetait à la face d’Alix. Ainsi voulait-elle la tétaniser. Alix se laisserait alors encercler par les flammes.


Ces dernières adoptèrent d’ailleurs à cet instant la forme de longs doigts incandescents. Ceux-ci s’approchèrent dangereusement d’elle, menaçant même son cou. Ils voulaient l’étrangler.


Soudain réveillée par la brûlure de cette attaque, Alix se remit miraculeusement à courir. Elle dévala les escaliers, atteignit le grand hall d’entrée. Elle tomba sur Denez.


          -Mais… Nom de Dieu !


  

Alix s’immobilisa. Denez, lui, planté dans sa solide stature, portait sur son visage une expression qu’Alix ne lui avait encore jamais vue, et ce, malgré toutes ces années d’étroite relation. Ses yeux sombres étaient pleins d’effroi. Mais cet effroi était nourri d’un autre sentiment plus profond : le désespoir.


- Alix ! non ! tu viens de foutre le feu ?


Question ou accusation ? Désespoir, mais derrière tout ça, de l’amour ! Que pouvait-il y avoir d’autre ? Ce visage décomposé, aux abois… Alix, elle-même, avait eu ce visage…


          -Denez… lâcha-t-elle dans un murmure étouffé soudain par le rugissement des flammes qui dévalaient l’escalier. Toi, ici ?



- Pute ! cracha-t-il. Et, sans qu’Alix n’eut le temps d’aucun geste, il se jeta sur elle et tenta de l’étrangler à son tour.


- Denez ! non ! non !


Ils se débattirent.


          -Sorcière ! tu vas le payer ! tu vas le payer ! Des années que je te vois faire ! Jusque-là, j’ai tout supporté. En silence. Mais là, non ! non ! regarde ! regarde ton œuvre, salope !     



- Et il venait de la lâcher violemment. Il s’attardait devant la progression des flammes. Le plafond menaçait de s’effondrer. Denez cria à la mort.


- Divine ! non ! mon amour ! pourquoi ? pas ça !

 

Alix, interdite, les mains sur sa gorge, reprenant son souffle tant bien que mal, examina Denez avec effroi. Denez ! Lui aussi avait aimé Divine ! En silence. Dans le plus profond des silences. Et sous ses yeux, elle assista à l’impassable. Denez déchira un rideau. Avec de grands gestes désespérés, il tenta d’étouffer les flammes, de sauver encore quelque chose. Dans son élan, il se mit à monter l’escalier, à l’encontre du feu. On aurait dit un chevalier déboussolé affrontant des forces bien trop puissantes pour lui. Le combat était perdu d’avance. Mais il continua. Il s’engagea encore plus dans son ascension. Le plafond à cet endroit s’affaissa. Denez expira.


Alix fut foudroyée par cette image. Denez venait de mourir devant elle ! Et juste avant de mourir, comme un éclair, il venait brusquement de lui dévoiler son vrai visage, ses sentiments qu’il avait pourtant su si bien garder depuis si longtemps. Un éclair donc suffisait pour faire éclater les secrets les plus anciens. À chaque tapisserie se volatilisant, chaque mur s’effondrant, une vérité apparaîtrait, violente. Divine ne laisserait pas Faredémorz disparaître sans verser du sang. D’autres fantômes l’accompagneraient pour nous hanter toujours…


Alix recula insensiblement vers la grande porte d’entrée. Mon Dieu ! qu’avait-elle fait ? Tout s’était enchaîné si vite. Et Denez qui brûlait là, à quelques mètres ! Il avait déjà brûlé toute une vie d’un amour farouchement scellé. Divine ! salope ! Elle avait inspiré l’amour. Tous en étaient morts ! Mais n’avait-ce bien été que de sa faute ? « Non ! se dit soudain Alix. Si faute ou crime ont été commis, c’est bien moi qui en suis finalement la plus grande des responsables… » Les flammes tendaient de nouveau leurs ongles rougeoyants vers son cou. Elle devait les laisser faire. Il fallait qu’elle endure le châtiment, et qu’elle aille en enfer.


Mais le réflexe lâche de survie l’emporta encore ! Elle ouvrit la porte et s’échappa du manoir au moment où le hall d’entrée s’obstrua complètement dans une explosion monumentale.


Elle se mit à courir sur la lande. Elle ne s’arrêta et ne se retourna qu’une fois arrivée tout au bord de la falaise, expirante, les cheveux en broussaille et le visage couvert de suie. Elle crut que son cœur la lâcha tant le tableau, alors, devant elle, lui sembla apocalyptique.


Faredémorz n’était plus qu’une immense ruine. Le toit des tours avait littéralement fondu. Des flammes s’en échappaient et s’élevaient, hautes, donnant naissance à d’épaisses traînées de fumée. Ces dernières montaient vers le ciel, et, sous la force du vent, s’étalaient, se confondant aux nuages. Les tours ressemblaient alors à d’immondes cheminées. Ailleurs, sur l’ensemble des façades, toutes les fenêtres avaient éclaté. Là encore, des flammes s’en échappaient. Cette fois, on aurait pu penser à des bras tendus, désespérés, de fantômes, potentielles victimes prises au piège de l’incendie.


Le soleil avait baissé. La nuit approchait. La lumière à présent ne provenait presque plus que des flammes. La fumée, qui formait, en se dilatant, comme un disque immense, accélérait aussi la plongée du ciel dans les ténèbres.


Le vent souffla de plus belle, donnant au feu encore plus de voracité. Y avait-il encore à brûler ?


Alix restait pétrifiée. C’était elle qui avait commis ce crime. Au nom de quelle folie ? Le soleil s’abîmait à présent dans l’océan. Aurait-elle pu elle aussi y jeter Faredémorz, éteindre l’incendie, revenir en arrière. Denez ! au moins pour lui… Si elle ne l’avait pas été jusque-là, elle l’était bien aujourd’hui : meurtrière !


Alors, comme un dernier supplice qu’on lui administrait, survint un phénomène des plus ténébreux. Comme un feu d’artifice. Un bouquet final d’images qui ne cesserait sans doute de la poursuivre. En ça, Divine serait bien victorieuse.


Les flammes s’élevèrent étrangement. Elles atteignirent même une hauteur invraisemblable. Le vent tourbillonna et les fit alors se plier, se tordre en des formes fantasmagoriques. Non ! Alix ne rêvait pas… Ces dernières n’adoptaient plus simplement l’apparence de bras vainement tendus au-dehors des fenêtres, elles dessinaient à présent des corps. Aucune hallucination possible ! De tous côtés, des êtres effarés s’échappaient du manoir assailli, certains bondissant même du haut des tours. Leurs corps s’agitaient dans tous les sens, comme pour se défaire du feu accroché à leurs membres. On aurait dit des épouvantails qu’un brûlis avait transformé en torches ! Au lieu de succomber à leur combustion, ils se jetaient des fenêtres, préférant s’écraser au bas des murailles. Ceux qui parvenaient à s’extraire de l’incendie encore vivants couraient sur la lande en hurlant de toutes leurs dernières forces.


Mais, tous autant qu’ils étaient, pouvaient-ils seulement mourir ? Comme des cafards depuis longtemps locataires d’un taudis soudain ébranlé par un chantier de rénovation, tous ces êtres bondissants n’étaient en somme que les fantômes qui avaient depuis toujours hanté Faredémorz. Tous les naufragés qui s’étaient fait leurrer par les brasiers élevés sur cette même falaise ! Les récifs en contrebas avaient été leur dernier lit. Mais quand Faredémorz, ici, avait été érigé, ils avaient enfin pu trouver en lui leur tombeau de fortune. On ne les avait jamais enterrés. On avait laissé la mer avaler ou dissoudre leurs pauvres corps mutilés. Beaucoup étaient morts dès le premier choc des naufrages, d’autres avaient pu résister un peu plus à la puissance des vagues, mais en vain… ; enfin, les plus forts d’entre eux, ceux-là même qui avaient miraculeusement pu rejoindre un rivage ou se hisser le long d’une falaise à s’en briser les doigts, comment auraient-ils pu survivre, eux aussi, à la brutalité des coups de bois et de pieds que les naufrageurs leur réservaient à leur arrivée ? Tous étaient donc pour toujours condamnés à l’agonie et l’errance. Et ce n’étaient pas les flammes qui les mordaient à présent qui pourraient enfin leur offrir le repos éternel. Car plus rien d’eux ne pouvait plus brûler vraiment. Leurs apparents corps qui s’agitaient effroyablement à cet instant n’étaient que leurs âmes rendues plus visibles par le contact atroce des flammes. On ne brûlait pas les âmes. Alix reçut cette vérité comme une flèche en plein cœur. L’incendie aurait-il alors raison de Divine ? Assurément non !


Parmi tous ces ardents fantômes zigzaguant comme des boules de feu, Alix crut enfin reconnaître celui d’Auguste, celui de Georges Rousseau, de Denez, même celui, tout frêle, d’Émilie… Tous se réunirent alors en une seule et colossale colonne furibonde, apportant ainsi assez de matière pour la toute dernière sculpture enflammée et éphémère : Divine ! impériale ! plus grande, plus flamboyante que jamais ! Dernière fulgurance avant la fin ? ou bien signe atroce à travers lequel Divine informait Alix qu’elle puisait dans tous ces morts la force de renaître de nouveau, certes sous une autre forme, mais bel et bien encore plus puissante ? Échec cuisant ou réussite souillée ? Quelle que soit la réponse, Alix n’avait pas gagné.


Ce fut insupportable. Son cœur lâcha. Elle s’effondra sans un cri.