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Sauveur Carlus

graphiste, illustrateur, peintre, auteur, compositeur, interprète

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Prisonniers d'une étoile

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Couverture

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

L'arrivée au manoir

L'incendie du manoir

Le chemin menait devant un grand portail. L’entrée d’un domaine sans doute. Tom descendit de sa voiture et respira à pleins poumons. Il contempla un instant le crépuscule. Oui ! il était bien au bout de tout. La terre mourrait abruptement là, à ses pieds, dans la mer. Et le soleil aussi. Mais le soleil, lui, semblait vouloir s’éterniser encore un peu au-dessus de l’océan. Peut-être craignait-il à vrai dire que d’y plonger. Il ne voulait peut-être pas suivre le même sort que la terre. Cette dernière, exposée à cet endroit depuis des millénaires aux vents et aux vagues, n’opposait en effet à l’océan plus qu’une vaine façade de falaises rongées sur toute leur hauteur. Le soleil devait donc se douter que l’eau allait être bien plus forte que lui. Qu’elle éteindrait, quoi qu’il advienne, sa puissance d’astre royal… Mais qu’il était beau, le soleil ! Était-ce sa mort prochaine qui lui donnait une telle aura ? ou bien les pluies successives de la journée ? Ces dernières semblaient véritablement l’avoir lavé. À cet instant, son éclat paraissait en effet en avoir été redoublé.


Après quelques minutes d’intense contemplation, Tom se tourna de nouveau vers le portail. Quelque chose, de flagrant pourtant, mais qu’il n’avait curieusement pas remarqué au départ, le frappa soudain. Le portail barrait tout le chemin, mais, au-delà des deux énormes poteaux qui l’enserraient, aucun mur d’enceinte ne délimitait la propriété dont il était censé être l’entrée, si bien que l’on pouvait aisément le contourner et continuer son chemin de l’autre côté comme si de rien n’avait été.


Ce détail sembla figer la pensée de Tom en le plongeant mystérieusement dans une sorte de torpeur subite au point qu’il ne pût plus détacher son regard du portail… L’absence de mur donnait bel et bien à ce dernier un étrange caractère morbide. La fonction première de n’importe quelle porte n’était-elle pas de permettre l’ouverture mais aussi la fermeture d’un espace quel qu’il soit ? Or ce portail, puisqu’on pouvait le contourner, et même s’il était fermé, ne servait en somme à rien du tout. Tom le fixait alors de plus belle, de façon même quasi obsessionnelle ; et le portail se détacha maintenant à sa vue, sur ce paysage solitaire, d’une manière bien inquiétante… Il faisait comme une ombre au milieu de nulle part, comme le dernier élément en ruine d’un château disparu, n’ayant plus aucune utilité, mais voulant garder encore toute sa fierté en brandissant le plus haut possible, contre les vents violents qui devaient souvent sévir ici, les pics rongés par le sel de ses barreaux de fer…


Porte d’un autre monde, et – qui sait ( ?) – peut-être même celui des morts… Cette idée fit alors réaliser à Tom – comme un retour instantané à la conscience – que le soleil allait bientôt jeter son tout dernier rayon sur l’océan et que, la nuit s’apprêtant donc à régner en maîtresse absolue, l’heure à présent devait être bien tardive.


Tom fut soudain pris d’angoisse. Mais comment, diable ( !), avait-il pu se laisser submerger ainsi par le temps ? Il avait roulé toute la journée pour arriver jusqu’ici. Il se retrouvait à présent à l’autre bout de la Bretagne. Pour retourner à Saint-Malo, il devait donc retraverser toute la région en sens inverse ! Ce n’était pas faisable ! Peut-être qu’Auguste était-il rentré, ou alors, s’il était resté sur Paris, sans doute avait-il déjà appelé. Alix, rentrée de son côté depuis bien longtemps, avait dû décrocher et informer Auguste que Tom avait disparu. Ils s’inquiétaient à présent. Peut-être avaient-ils même déjà alerté la police… Que faire ? Le soleil venait de se noyer. Tout juste une sorte de halo sur l’horizon donnait encore un sursis à l’œil humain pour percevoir les formes alentour. Tom fut saisi par un froid soudain. Ce dernier était le souffle annonciateur de la nuit ! Tom se retourna plusieurs fois sur lui-même. La voiture, le portail… Reprendre la route, rebrousser ou continuer son chemin… ? Il plongea sa main dans une de ses poches. Son portable ici ne captait absolument rien !  Vite ! Il fallait faire vite. Se décider maintenant… Plus que quelques secondes…


Alors, dans une nouvelle pulsion – comme tout ce qui avait bel et bien semblé commander le moindre de ses gestes durant toute cette journée –, Tom contourna le portail et se mit à suivre le sentier. Celui-ci continuait après une sorte de promontoire rocheux. Peut-être alors qu’arrivé en haut de ce dernier, Tom pourrait voir plus loin… Si le portail marquait l’entrée d’une propriété, une habitation devait bien se trouver là, quelque part, peut-être même juste derrière le premier virage, au bout du chemin. Et aussi incroyable que cela pût paraître, vu l’isolement du lieu, des personnes devaient même y vivre. Tom pourrait alors leur demander un instant l’hospitalité, au moins juste pour passer un coup de fil afin de rassurer les siens…


Mais la nuit et le vent s’étalèrent comme une onde géante sur toute la terre. Non seulement Tom s’immobilisa parce qu’il ne vit tout à coup plus rien du tout, mais il dut de plus se cramponner à la première pierre qu’il sentit sous ses mains pour résister à la violence de la bourrasque. On eût dit l’haleine d’un monstre marin surgi à cet instant des profondeurs océanes. À peine le soleil englouti par les eaux, la nuit, brutalement, semblait vouloir à présent ravager tout sous son passage. Tom resta collé un instant contre son petit rocher. Il ne savait plus quoi faire. Retourner à la voiture ? Celle-ci était déjà trop loin derrière lui. Continuer plus en avant ? Oui, mais dans quel but ? Puisque cet endroit lugubre ne semblait bel et bien abriter aucune maison…


Face aux nombreuses rafales de vent, Tom dut alors fermer les yeux. Mais il tint à les rouvrir, et ce, à chaque fois. Peut-être avait-il en effet l’espoir de se retrouver instantanément ailleurs ? Au chaud, protégé, à Saint-Malo… Ce qu’il vivait là n’était en somme peut-être qu’une illusion de son esprit qui faisait encore des siennes, un mauvais rêve qu’il suffisait d’effacer d’un simple clignement d’œil… Mais rien ne changeait. Le vent, toujours, la nuit, de plus belle, l’isolement, l’égarement, la peur aussi…


Tout en continuant de s’agripper du mieux qu’il put, Tom se laissa alors glisser et tomba sur ses genoux. La joue contre la pierre, les bras autour d’elle, il espérait à présent devenir caillou à son tour. Car s’il devait rester cloué ici toute la nuit, c’était sans doute la seule façon pour lui de résister aux balayages incessants des rafales.


Il resta recroquevillé ainsi quelques minutes – elles lui semblèrent une éternité – quand, comme un miracle, la lune apparut. Le vent n’avait pas faibli. Mais il était à présent possible de percevoir de nouveau la silhouette des rochers et le serpentin du chemin. Dieu ne l’abandonnait pas. Il lui montrait la route…


Cette aubaine n’allait peut-être pas durer. Des nuages noirs pouvaient à tout moment obscurcir le ciel et replonger, de ce fait, la terre dans le néant le plus total. La pluie pouvait, elle aussi, venir s’ajouter à l’horreur… Aussi, Tom se releva. Péniblement, il se remit à marcher. Courbé pour résister aux premiers assauts de la tempête, il atteignit le promontoire, et, à une centaine de mètres, il vit enfin les tours sombres de ce qu’il pensa être un manoir. Il se sentit sauvé.


Dans l’air tourbillonnant, il se traîna jusqu’à la bâtisse. La porte d’entrée, assez imposante, en haut d’un escalier d’une dizaine de marches, était abritée d’un porche assez profond. Protégé quelque peu du tumulte de la nuit, Tom put alors y reprendre son souffle un instant.


Transi cependant de froid, il ne tarda pas plus longtemps à frapper. Il attendit quelques secondes. Aucune réponse. Il renouvela l’appel, un peu plus fort cette fois. Et, sous la pression de sa main, la porte, pourtant très épaisse, s’ouvrit légèrement ! Tom marqua un temps d’arrêt. Mais le vent, qui s’engouffra tout à coup dans le porche, finit de repousser entièrement la porte, si bien que Tom se retrouva face à un grand hall plongé dans l’obscurité ! De là, lui parvint cependant une agréable chaleur, comme en soi une irrésistible invitation d’entrer, de s’inviter, et de s’allonger même peut-être devant un bon feu… Le vent s’engouffra de plus belle dans le porche. Cette fois, il poussa Tom directement à l’intérieur de la maison et, comme s’il était réellement la main invisible d’un géant nocturne, d’un courant d’air encore plus énergique, il referma carrément la porte sur lui !


À présent, de l’intérieur, Tom entendait dehors le sifflement tournoyant des bourrasques répétées. Celles-ci semblaient se multiplier au point de ne même plus s’arrêter, et de ne devenir d’ailleurs plus qu’un interminable souffle chaotique. La tempête s’annonçait terrible…


Tom fit alors un pas en avant. L’obscurité n’était finalement pas si profonde. Ici semblait régner une étrange lueur diffuse, si bien qu’il était possible de deviner un peu l’espace tout autour… À droite, par exemple, une grande ouverture donnait sur un immense salon. De vieux meubles, une large table en chêne, un grand fauteuil, un vaisselier formaient entre autres comme l’ombre de grands corps endormis. Une cheminée, au fond, ressemblait à une énorme bouche ouverte sur une gorge noyée de ténèbres. De nombreuses portes-fenêtres sur toute la longueur du salon devaient offrir, en plein jour, une vue incroyable sur l’océan. Mais là, non seulement la plupart d’entre elles était camouflée derrière de lourds rideaux de velours, mais aussi tous leurs volets avaient été fermés.


Le vent continuait, à l’extérieur, son œuvre de destruction massive. Heureusement alors qu’il n’y avait en ce lieu pas grand-chose à détruire ! Pas un arbre en effet sur ce coteau perdu. Simplement un ras manteau de ronces et de fougères. Mais c’était peut-être justement parce que le vent y avait déjà, de par le passé, tout anéanti… Tom perçut enfin contre les murs les premiers impacts des gouttes. C’était au tour de la pluie de s’abattre à présent ! La nature était bien hostile. Cependant, Tom crut comprendre que la tempête avait attendu qu’il entre ici pour pouvoir faire éclater toute sa violence. Hostile alors, mais pas tant que ça. Dans sa déroute, Tom semblait avoir encore beaucoup de chance. Il pensa soudain à sa voiture, laissée près du portail, en haut de la falaise. Il espérait maintenant que le vent et la pluie fussent alors pour elle aussi cléments qu’ils l’avaient été en somme pour lui.


Mais soudain sa pensée s’éloigna du temps dehors et revint promptement au fait qu’il venait bel et bien de pénétrer tout seul chez des inconnus. À croire en somme que son esprit lui faisait terriblement défaut. Ce dernier paraissait en effet engourdi, avec toujours un temps de retard par rapport aux actes que son corps, lui, commettait. Le constat fulgurant de se retrouver en cette demeure le fit reculer de quelques pas. Il fut pris d’une nouvelle angoisse. Mais Tom ne parvenait pas à discerner en cette dernière la part d’angoisse due au fait d’avoir en soi violer un domicile de celle due à cet autre fait de s’être peut-être lui-même jeté dans l’antre d’un psychopathe… Machinalement, il se retourna vers la porte et voulut la rouvrir. Il l’aurait pu sans doute. Mais le vent, à cet instant, par on ne savait quel enchantement, semblait être entré dans la maison et exerçait une étrange pression sur la porte comme pour empêcher Tom de sortir… Oui ! La normalité n’était pas de mise ici. On était bel et bien plongé dans une sorte de monde parallèle où tout pouvait être possible.


À ce titre, Tom sentit en lui de nouveau sa peur s’évanouir. Et, là encore comme par magie, une sorte d’excitation même le fit se réengager dans le couloir. Il pénétra dans le salon, le traversa quasiment à l’aveuglette pour s’approcher de la cheminée, puis se laissa tomber sur le moelleux canapé de cuir. Il resta là quelques minutes, dans le noir, à étendre ses jambes et ses bras. Il était bien.


Il s’étonnait juste par moments de son insouciance, comme si sa conscience revenait à lui par intermittences. Cependant, très vite, et bien malgré lui, il cessait de se regarder agir. Il agissait tout simplement. Mais – fallait-il qu’il se l’avoue vraiment ( ?) – sans être bien évidemment maître de cette action… Cela dit, il savait aujourd’hui d’où venait en lui cette sensation de dédoublement. C’était Divine qui le guidait… Tom n’y pouvait rien. Il se réconforta tout simplement en se disant que Divine en lui, rien de grave n’était susceptible de lui arriver. C’était elle qui l’avait amené jusqu’ici. Il saurait bien pourquoi plus tard… Cependant, durant les brefs moments où son esprit semblait donc revenir à lui, il ne pouvait pas s’empêcher de ressentir une sorte de contrariété. Être ainsi guidé par Divine, c’était en somme être ‘‘télécommandé’’ par elle. Une liberté qui avait donc ses limites. Et ça, ça entachait bel et bien la plénitude dont il aurait dû s’enivrer en ces instants…


C’était donc Divine qui l’avait poussé, durant toute cette journée, à s’engager toujours plus en avant sur ces routes interminables, et c’était elle aussi qui lui avait fait affronter, quelques minutes encore auparavant, la nuit et le vent. Et tout ça, pour pénétrer dans ce manoir du bout du monde ! Tout à coup, une idée fit alors tressaillir Tom : confiant en Divine, il avait appris à le devenir ; mais Divine avait-elle aussi le pouvoir de lui faire faire n’importe quoi ? l’irréparable ? Peut-être.

Mais alors dans quel but ? Tom secoua la tête. Non. Il ne devait pas céder à toutes ces mauvaises pensées. Mille fois en avait-il eut à l’égard de celle qui vivait en lui, et mille fois cette dernière lui avait prouvé qu’il se trompait et qu’il gagnait au contraire davantage à entrer en totale osmose avec elle.


Il ferma les yeux et ne pensa plus à rien. Bercé par les sifflements du vent, dehors, entremêlés aux coups cinglants à présent de la pluie, il finit par s’assoupir un instant.


Quand il rouvrit ses paupières, il avait cependant perdu toute notion de temps. Avait-il dormi quelques minutes ? une heure ? ou bien davantage ? Il faisait apparemment toujours nuit. Il pleuvait encore. Idem pour le vent. Mais, sortant lentement de son sommeil, il sursauta dès qu’il s’en rendit compte : un feu à présent brûlait dans la cheminée !


Qui vivait là, nom de Dieu ? Et Divine, pourquoi diable ( !) ne lui parlait-elle pas au fond de lui afin de l’éclairer sur ce lieu étrange ? Ou bien alors ce manoir était tout simplement hanté… Comme Tom l’était d’un corps astral, ce château pouvait être lui aussi habité par un fantôme. Peut-être même ce dernier était-il un ami de Divine, mort, comme elle, mais qui, faute d’avoir pu réinvestir un être humain, se contentait pour l’instant de vivre reclus ici même… Divine peut-être avait-elle voulu lui rendre visite, mais, ne pouvant pas se détacher de Tom, peut-être avait-elle fini par conduire ce dernier jusqu’ici dans ce seul but… Tout était possible en ce monde. Plus rien aujourd’hui ne devait étonner Tom. Ni même l’effrayer d’ailleurs. Les morts étaient vivants, les univers et les époques se superposaient... Seul, individuel, inscrit en un instant, l’homme n’existait pas. C’était dans une sorte d’ensemble, et de correspondance universelle, qu’il trouvait au contraire sa réalité profonde.


Cependant, la sérénité que Tom à présent atteignait tant bien que mal sembla quelque peu s’effriter. En lui, le regard de Divine ne parvenait pas à se détacher des bûches incandescentes. Ce détail paraissait avoir en effet contrarié son âme. Cette dernière avait voulu venir ici. Mais sans doute ne s’était-elle pas attendue à ce que quelqu’un actuellement y demeure…


Oui ! Si un fantôme avait élu ici domicile, c’était apparemment pour Divine une bien mauvaise surprise. Divine avait sans doute voulu se rendre dans ce manoir pour une toute autre raison, car, maintenant, effrayée soudain par cette présence inopportune, elle semblait vouloir quitter ce lieu sur-le-champ !


Son excitation fit en effet lever d’un bon Tom du canapé. Ce dernier regarda alors fiévreusement autour de lui. Le feu, qui crépitait dans la cheminée, éclairait par endroits les meubles de la pièce. Mais pas de n’importe quelle façon… !


Les flammes vacillantes faisaient danser leurs reflets sur les boiseries, si bien que ces dernières semblaient animées à leur tour. À moins que ce fût vrai !


Plongés donc dans l’obscurité, avec, en pleine lumière, des morceaux d’eux qui s’agitaient, les meubles étaient des corps de naufragés glissant dans des eaux profondes, mais résistant à leur noyade puisqu’ils réussissaient à garder encore, hors de l’eau, leurs bras ou leurs mains désespérés, parfois même leurs têtes ou leurs bouches criant à l’aide. Et ils tournoyaient à présent ! comme emportés par les courants… !


Leur image se dilua pour se reformer instantanément en un tout autre visage. Toujours à moitié dans l’ombre et à moitié dans la lumière, mais cette fois comme des loups dissimulés derrière des arbres et guettant leurs proies dans l’interstice des troncs. Les bouches criant à l’aide s’étaient en effet transformées. Elles s’ouvraient à présent comme des gueules affamées sur des crocs luisants et acérés…


Les flammes atteignirent le cœur d’une grosse bûche, si bien qu’elles grandirent tout à coup, jetant soudain davantage de lumière dans la pièce. Leurs reflets se mirent alors à danser de plus belle. Les ombres s’allongèrent. Les meubles s’excitèrent. Les loups bondirent du bois et passèrent à l’attaque !


Affolé, Tom enfouit son visage dans ses mains et tomba sur le tapis. Il tremblait des pieds jusqu’à la tête. Il les entendait maintenant, les loups, courir partout, huer à la lune, et déchiqueter toute créature vivante croisant leur passage. Il les entendait passer près de lui, le chercher. Ils le flairaient. Bientôt ils démasqueraient sa cachette…


Divine s’échappa alors de Tom. Ce dernier sentit comme un vide soudain en lui. Comme si on venait de lui arracher le cœur !


Divine voulait quitter cet endroit coûte que coûte. Elle s’en foutait bien pas mal, elle, des loups. Elle était invisible ; et puis, elle n’avait pas d’odeur. Ce qui l’effrayait en revanche, c’était ce fantôme, dont elle devinait la proche présence. Hors de Tom, elle était cependant encore reliée à lui par une sorte de filament. Elle le savait maintenant, elle, que pour s’extraire totalement de lui, il aurait fallu qu’il dormît. Mais ça, Tom, lui, l’ignorait. La seule chose qu’il croyait comprendre à cet instant de haute tension, où la frayeur vous enlève toute pensée réfléchie, c’était que Divine ressentait le même niveau de peur que lui, et qu’elle essayait, en s’extirpant de son corps, de faire paradoxalement corps avec lui, pour l’entraîner et le tirer hors de cette pièce, loin des loups, loin de ce manoir hanté et de ce guet-apens qu’on avait, semblait-il, voulu leur tendre.


Alors, dans un élan de courage, Tom sortit brusquement de sa cachette et se mit à traverser tout le salon en courant. Il en ferma violemment la porte sur lui, laissant de justesse les loups aboyer et gratter derrière. Sans plus attendre, il monta le grand escalier, mais comme Divine était reliée à lui par cet étrange fil nébuleux, il s’emmêla les pieds en elle. Précipitamment, il la prit donc dans les bras, comme on fait des voilages d’une robe qu’on porte mais qui est trop longue. Et il trouva enfin une chambre où les abriter, elle et lui, pour de bon.


Dieu, soit loué ! Il venait de la revoir, sa chère âme ! Depuis le temps… Et il n’avait pas eu besoin, cette fois, d’un miroir ou d’un quelconque intermédiaire réflecteur. Peut-être cela, le devait-il alors à l’angoisse extrême qu’il venait de ressentir. Peut-être dans ces moments-là, son âme pouvait-elle lui apparaître ainsi tout naturellement…


Il était entré dans une chambre. Vide et obscure. Comme toutes les autres pièces, semblait-il, de ce manoir. Il avait fermé de nouveau la porte sur lui, et s’était à présent assis par terre, contre le lit. Le cri des loups, en bas, se dissipait. Bientôt, il n’entendit plus rien du tout que le silence sempiternel, de nouveau, du vent et de la pluie dehors. Il s’apaisa peu à peu. Divine alors le réintégra lentement. C’était comme si on lui remettait un cœur tout neuf à l’intérieur.


Mais, à peine reprenait-il ses esprits qu’il perçut un liseré de lumière sous une porte au fond de la pièce. Une chambre adjacente ? Quelqu’un l’occupait ! Il retint son souffle. Son cœur se remit à battre à tout rompre. Divine en lui recommençait à craindre toute rencontre éventuelle avec le fantôme…


Machinalement cependant, Tom se mit à ramper lentement vers la porte. Il voulait savoir. Et sans doute parce que Divine, malgré la peur, voulait savoir aussi… Doucement. Il ne fallait pas faire craquer le plancher. La porte n’était pas fermée. Il suffisait de la pousser d’un doigt. Aucun grincement. Tom la poussa alors encore un peu. De la lumière coula de l’entrebâillement. C’était bien une chambre, baignée dans la lueur d’un grand lustre. Quelque chose bougea. C’était derrière un baldaquin. Dans le coin complètement opposé de la pièce. Tom gardait les yeux écarquillés. La chose était dans l’ombre. Mais elle s’empara d’un bougeoir et l’alluma. Malgré les rideaux qui, de là, la cachaient encore à moitié, Tom put, en un instant, reconnaître le corps d’une femme. Celle-ci s’avança un peu. Tom se rebaissa illico pour ne pas être vu. Elle était tout près à présent… Tom n’osait plus relever la tête. Mais l’envie fut plus forte. Il souleva de nouveau son regard vers la lumière, et juste au moment où la femme s’en retournait vers le lit. Tom ne put donc pas encore voir son visage. Mais, curieusement, cette silhouette, cette démarche, il lui sembla les connaître… La femme, toujours munie de son chandelier, se dirigea alors vers la porte d’entrée. Elle l’ouvrit et sortit dans le couloir.


« Non » disait Divine. « Oui » se disait Tom. Bel et bien déchiré alors entre la retenue et la tentation de savoir où tout cela le mènerait, Tom se mit à suivre cette personne. Il poussa complètement la porte, pénétra dans la chambre voisine, la traversa en pleine lumière et en sortit cette fois par la porte d’entrée que la femme avait donc laissée ouverte. Le couloir, lui, était toujours plongé dans l’obscurité la plus totale. Mais il vit, au fond, vaciller légèrement la flamme de la bougie que transportait l’inconnue. Cette dernière marchait lentement et la bougie, qui l’éclairait faiblement, détachait cependant assez nettement les contours de son corps de la noirceur environnante. La femme sembla s’arrêter un instant, comme si elle venait d’entendre un bruit derrière elle. Elle esquissa même un mouvement pour se retourner. Tom sursauta, puis recula d’un pas pour pénétrer de nouveau dans la chambre et se cacher au plus vite. Mais il s’aperçut alors que la lumière de la pièce, à travers l’embrasure de la porte, projetait toute son ombre sur le sol du couloir ! La femme peut-être s’en était-elle déjà aperçu. Tom, pétrifié, attendit un instant. Pour rester surtout le plus silencieux possible. Et tant pis pour son ombre ! Les pas de la femme reprirent. Mais, plutôt que de se rapprocher, ils semblèrent s’éloigner de nouveau. Tom ressortit dans le couloir. La femme n’avait sans doute rien vu. Elle venait d’entamer tranquillement la descente des escaliers. À travers les trous et les moulures de la rampe, la lueur de sa bougie dessinait à présent des formes bizarres.


Toujours le plus discrètement possible, Tom s’engagea à son tour dans le couloir. Il atteignit les escaliers au moment où la femme, elle, en descendait la toute dernière marche. Elle était au rez-de-chaussée à présent, à deux pas du salon où Tom avait laissé les loups. Ceux-ci d’ailleurs ne criaient plus. Peut-être étaient-ils rentrés dans leurs tanières, bredouilles et la faim au ventre…


La femme s’arrêta dans le hall. Tom s’accroupit en haut de la cage d’escalier. S’il gardait, lui, cette position et si, elle, elle restait là, en bas, Tom pouvait alors confortablement l’observer sans être vu.


La femme posa un instant le bougeoir sur une petite étagère, une sorte de vide-poches tout de suite à gauche de l’entrée principale de la maison. Elle décrocha un imperméable du portemanteau, l’enfila, puis saisit une sorte de mantille. Pour tout cela, elle faisait dos à Tom. Mais pour réajuster son voile sur sa tête, elle s’approcha d’un miroir mural juste au-dessus du vide-poches, si bien que cette fois Tom put enfin voir son visage. Celui-ci lui apparut même dans le halo émané de la bougie. Grand Dieu ! c’était Alix !


Tom laissa alors échapper un léger cri d’étonnement mêlé de frayeur. Alix leva les yeux à travers le miroir. Tom s’accroupit de plus belle pour se fondre encore davantage dans l’ombre de l’escalier. Mais elle venait de l’entendre, c’était sûr… De toute façon, elle devait savoir qu’il était ici. Qui d’autre qu’elle avait allumé le feu pendant qu’il s’était assoupi dans le salon ? Tout ça ne tenait pas debout. Pourquoi lui laissait-elle croire alors qu’il la suivait, puisqu’elle se laissait plutôt suivre par lui ? Et où se trouvaient-ils enfin tous deux ? Tout à coup, un flot de questions assaillit Tom. Des questions sans réponse malheureusement. Divine, en lui, se mit à remuer comme jamais. Elle semblait s’extirper de nouveau. Tom recommençait en effet à sentir dans ses entrailles la douleur de son cœur quand on le lui arrachait…


Comme si elle n’avait cependant rien entendu, Alix ouvrit la porte d’entrée et sortit. Le vent s’engouffra dans le hall, apportant avec lui l’humidité de la pluie, et souffla la bougie restée allumée sur le vide-poches. Alix, se recroquevillant sur elle-même pour affronter la tempête, s’enfonça dans la nuit. Et comme elle avait laissé la porte ouverte derrière elle, le vent en profita pour givrer tout le reste de la maison de son haleine glaciale.


Divine, de son côté, venait de ressortir entièrement du corps de Tom, et, toujours reliée à lui par cette sorte de filament, sans un mot à son égard, elle essayait maintenant de rompre par tous les moyens ce dernier lien qui les unissait tous deux. Tom fut choqué de cette image ! Divine grimaçait en effet sous l’effort. Mais pourquoi diable ( !) paraissait-elle si nerveuse ? Tom la saisit par le bras. Il voulut la forcer à rentrer en lui. Elle résista. « Mais parle-moi, Divine, nom de Dieu ! Dis-moi ton problème ! » se surprit-il à supplier à haute voix. Divine voulait se détacher de lui sans doute parce qu’elle ne voulait apparemment en aucune façon suivre Alix. Si Tom voulait alors que Divine le réintégrât, il fallait qu’il entrât en phase avec cette décision. Mais le désordre en lui était, ce soir, devenu bien trop grand. Plus rien ne fonctionnait comme il l’aurait dû. Aussi se mit-il à écouter de nouveau l’élan de son corps. Il descendit les escaliers, et, en dépit de la résistance toujours plus forte de Divine, il s’élança derrière Alix, dans le vent, la pluie, et la nuit.


Malgré la tempête qui sévissait sur la lande, Alix marchait incroyablement vite. Mais c’était une fille de la terre, après tout ! Elle avait sans doute pris l’habitude de crapahuter ainsi sur les côtes balayées et fouettées de toutes parts ! Obligé par contre à tout instant de ralentir le pas ou de s’immobiliser quelques secondes pour se maintenir debout, Tom aurait bien pu alors la perdre facilement de vue. Mais Alix avait sorti de sa poche une torche électrique qu’elle brandissait droit devant elle, si bien que la lumière, même faible dans l’épaisseur nocturne, servait à Tom de repère. Le but pour lui n’était plus à présent de garder en vue Alix, mais bien de ne pas perdre de vue la lumière de sa lampe…


Mais où allait-elle ainsi ? Grand Dieu ! on empruntait maintenant un sentier presque inexistant tout au bord d’une falaise ! Le vent frappait là de façon apocalyptique ! Et la pluie se mêlait aux remous des vagues toujours plus grosses à chaque va-et-vient ! Tom croyait mourir à chacun de ses pas, alors qu’Alix continuait, elle, son chemin sur le même rythme. Une sorte d’enveloppe magique semblait la protéger en somme de toutes les agressions de ce monde. Elle les traversait en effet, immuable, invincible, surhumaine sans doute…


Le vent tourbillonna comme jamais. Une vague énorme se fracassa sur la falaise, faisant alors pleuvoir violemment son écume ! Tom, trempé jusqu’aux os, eut juste le temps de se jeter à plat ventre, de se cramponner au sol caillouteux et boueux, et d’attendre pour voir s’il était encore vivant.


Alix était bien loin devant lui à présent. Elle avait suivi le sentier jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à une plage, en contrebas. La mer s’y pressait, grasse et agitée ! Les rouleaux y avaient d’ailleurs détruit quasiment toute la grève. Tom, toujours couché à terre, faute de pouvoir continuer son chemin, tentait d’observer la scène du mieux qu’il pouvait. De là, il voyait en effet la plage, mais il ne distinguait plus du tout Alix. Simplement encore un peu le point lumineux de sa torche qui vacillait, épousant sans doute le mouvement de sa marche. Ce dernier s’immobilisa un bref instant devant l’immensité déferlante, comme si Alix s’était mise à observer l’océan mugissant. Puis il sembla à Tom que le point lumineux s’avança dans les rouleaux ! Mais oui ! c’était ça ! Alix entrait dans les vagues ! Elle était folle, nom de Dieu ! Voulait-elle mourir ? Pris de panique, Tom se releva. Soudain, il ne pensait plus du tout au risque de tomber lui-même de la falaise. Son attention était dorénavant toute portée sur la lampe d’Alix et Alix elle-même… Les rouleaux se déchaînèrent alors, comme un groupe de requins attiré tout à coup par du sang. Le point lumineux disparut dans le tumulte des eaux. L’océan venait littéralement d’avaler Alix !