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Sauveur Carlus

graphiste, illustrateur, peintre, auteur, compositeur, interprète

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Étincelle

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- Bonjour, je suis Soria, la fée Pimprenelle.



- So… ria ?



- Oui, je viens pour le goûter d’anniversaire.



- Coupez ! Myriam, essaie de ne pas trop t’avancer quand tu ouvres la porte. Tu caches le visage de Soria. On reprend. Silence ! Tout le monde en place… ça tourne.



- Bonjour, je suis Soria, la fée Pimprenelle.



- Soria…, vous dites ?



- Oui. Je viens pour le goûter…, le goûter d’anniversaire.



Je suis tapi dans l’ombre au bas d’une large cage d’escalier. À quelques mètres de moi maintenant, juste à l’étage au-dessus, Soria est là. J’entends sa voix. Je la reconnais. Sa voix est la toute première part d’elle qui accourt vers moi. Elle est l’éclaireur à cheval se faufilant dans les ruelles endormies d’un village et brandissant une torche dans les trous béants des porches afin d’assurer le chemin à l’armée qui arrive à pas feutrés. Elle est le point lumineux des caps qui avertit les marins de la présence de la terre. Elle est l’étoile, enfin, qui apparaît, alors que le soleil n’a pas encore rendu son dernier mot, et qui annonce déjà la venue imminente de la nuit, celle qui console, panse les plaies du jour, enveloppe les esprits en les berçant de rêves.


Je suis le voyageur qui revient à sa chaumière. J’ai quitté Londres au petit matin, et à peine ai-je pu reposer le pied sur le pavé parisien que j’ai couru à cette adresse – un hôtel bourgeois à côté du Parc Monceau – où Soria m’a donné rendez-vous.


Je me retiens de respirer pour ne pas faire de bruit. Je n’entends plus que la voix de ma meilleure amie, qui résonne étrangement en haut de l’escalier, au-delà de ma tête, quelque part de l’autre côté de mon plafond. Peut-être même Soria occupe-t-elle, à son étage, l’espace exact que j’occupe ici-bas. Mes mains sont légèrement moites, mes jambes tremblent un peu. Au moment de rompre une séparation, ce n’est pas tant l’absence et le long silence traversés qui pèsent, c’est l’idée même de retrouver, en pire ou en mieux, la personne quittée auparavant, et le fait de se demander alors, selon le cas, les raisons de ses changements. Son visage est marqué. Qui donc l’a-t-il faite souffrir ainsi ? Son visage rayonne ! Qui donc, en dépit de mon éloignement, lui a-t-il donné autant d’éclat ? De son malheur que l’on imagine, on se sent responsable. On n’a pas été là pour la soutenir. D’un bonheur dont on pourrait s’apercevoir, on ressent cependant aussi une certaine jalousie. L’Amour a ses paradoxes. Si aimer, c’est jouir du bonheur de l’autre, reste à accepter que l’autre puisse se construire un bonheur totalement indépendant de notre contribution.


J’avance. Marche après marche. L’instant est d’importance car, pas assez de revoir Soria, je m’apprête à assister au tournage d’un court-métrage que j’ai écrit il y a un an.


Soria est en train d’y camper son propre rôle car l’histoire s’inspire d’un fait qu’elle a véritablement vécu. Une production a aimé le sujet et choisi de le financer. Les choses se sont alors enchaînées sans que je n’ose trop y croire. Je rentre sur Paris pour quelques jours, le temps du tournage, le temps de partager auprès de Soria ce vertige commun et de m’assurer, oui…, de la réalité de ce conte de fées.


Soria, jeune femme d’origine marocaine, vient animer un goûter d’anniversaire. Emportant joyeusement avec elle tous ses atours, hennin et baguette surmontés d’une étoile, robe vaporeuse et colorée…, elle sera pour les enfants une parfaite magicienne. Mais la mère de famille, qui l’accueille dans l’entrée, et qui avait demandé à l’agence d’animation les services d’une fée, semble soudain ne pas partager cet enthousiasme. Selon elle, une fée doit avoir les cheveux blonds, la peau pâle et les yeux bleus. Plus maladroite sans doute que cruelle, cette dernière ne paraît pas consciente cependant de la souffrance dans laquelle elle vient de plonger le cœur de Soria. Cette simple remarque en apparence résonne en effet plus profondément chez la jeune femme. L’idée selon laquelle une fée ne peut pas être brune remet tout à coup en cause toutes ses origines et les fondements mêmes de sa culture, son authenticité, sa générosité. Comme si la magie et le rêve, obéissant à des préceptes, se gardaient bien de dépasser certaines frontières.


- Coupez, elle est dans la boîte !



Je monte. Des câbles zigzaguent sur le sol, des gens vont et viennent, s’activent, s’interpellent… On déplace les projecteurs et la caméra, on court avaler un café avant la prochaine prise. Je me fraye un passage, demande discrètement à une stagiaire où se trouve Soria. Elle est dans la chambre aménagée en vestiaire. Elle se prépare pour la scène du goûter. J’entends un rire. Il m’est familier. Il vient de la porte ouverte au fond du couloir. Je m’y dirige. Entourée de deux costumières qui réajustent son chapeau pointu, Soria m’apparaît alors dans son habit de lumière.


J’ai le sentiment de revivre cet instant. Nous nous retrouvons. C’est comme notre première rencontre. Soria, tu me vois, ton cœur fait un bon, tu t’élances vers moi, tu m’embrasses de tout ton corps.


- Hé, les filles ! Je vous présente Sauveur, le scénariste de Pimprenelle. Quand es-tu arrivé sur Paris ? Tu as trouvé facilement ? Alors, que penses-tu de la robe ? On a commencé à tourner très tôt ce matin. ça te fais quoi, dis moi, de voir tout ça autour de toi, tout ce que tu as pu imaginer ?



Que de questions ! Ma tête tourne. Soria, tu es là, tout contre moi. Toujours aussi présente mais toujours aussi immatérielle. Que tu es belle ! Encore plus belle. Tu es si belle que je crois que je rêve. Oui, je dois dormir. Je sens ton parfum. Je le reconnais, lui aussi. Non, je suis là, bien là, bien éveillé. Tout ce qui m’entoure, c’est moi qui l’ai engendré. Tout est comme je l’avais rêvé. La robe, l’appartement, les dorures cerclant les tableaux… J’ai écrit tout ça, je m’en souviens. Aujourd’hui, des gens travaillent pour donner vie à ma pensée. À cette toute petite pensée, vieille de plus d’un an. Comment est-ce possible ? Mes mots se seraient miraculeusement échappés de la feuille poussiéreuse où mon désir de donner les avait couchés. Dans leur escapade, ils auraient alors rencontré le cœur d’autres hommes, les auraient séduits et fécondés. Je me sens père. J’assiste à l’accouchement de mon enfant. Ce que j’ai conçu seul, dans le silence et le recueillement, est en train de naître aujourd’hui dans l’effervescence de savoir-faire mélangés. Les éclairagistes, les cadreurs, les régisseurs…, tous se sont réunis pour célébrer ensemble l’avènement de mon fils. De notre fils, Soria. Ce film va être et ne sera que le fruit de notre union, la preuve indéniable de l’efficacité de notre Amitié.


Le tournage dure trois jours. J’y assiste sans mot dire en restant dans mon coin. Je suis heureux et je suis triste. Heureux pour toi, Soria, pour moi, pour nous. Je réussis enfin à te donner un rôle, à te rendre un peu de tout ce que tu as pu me donner. Il fallait au moins ça. Notre foi a eu raison de ne pas démordre. Que ce film puisse nous être fidèle, nous ouvrir des portes, nous permettre d’éclore encore plus aisément notre profondeur, nous donner à donner. Triste alors aussi du décalage. Qui sont donc ces personnes que je ne connais pas et qui ont pourtant entre les mains pas moins que le destin de mon enfant ? Il me faudrait leur parler, sonder leurs âmes. Sont-ils assez méritants, généreux ? Puisque l’accoucheur est responsable de la vie de celui qu’il accouche, est-ce que tous ces gens ont-ils assez d’amour en eux pour se lier ainsi à ma vie ? Je voudrais leur dire le silence, la douleur d’écrire, leur confier les blessures, l’incertitude, les frustrations, leur donner à voir les embûches, l’attente, les doutes…, tout ce qu’on dit cependant essentiel à la création afin de pouvoir le supporter. Soria, connaissent-ils les fois où nous avons préféré mourir, abolir l’espoir, où nous avons proclamé aussi notre force et décidé de remonter à la surface ? Ce que l’on aime ou que l’on hait, de nous ? Ce qui abreuve nos envies ? Tout ce qui vit enfin derrière cette histoire qu’ils sont en train de filmer ? Sauront-ils le lire, le retranscrire ? Comprendront-ils que notre besoin de créer, tout comme celui de respirer ou de vomir, mis à part le fait d’être vital, s’inscrit dans un cycle intime, quasi intestinal, qui portera ensemble nos vies vers l’Éternité ? Je voudrais tant qu’ils comprennent ce langage, qu’ils approchent et respectent notre vérité.


Mais je ne maîtrise plus rien. Qui suis-je pour prétendre à un tel degré de reconnaissance ? Tout homme y aurait droit, certes, si l’on se référait aux lois fondamentales. Mais les temps ont bien changé. Il faut cesser de rêver. Je dois me satisfaire d’avoir pu écrire une histoire qui a eu l’extrême chance de séduire une production cinématographique. Ce n’est pas donné à tout le monde. Je n’ai plus qu’à faire confiance, à laisser faire et à prier. Plus rien ne m’appartient désormais. Je ne peux que regarder, passif, l’élaboration par un tas d’êtres extérieurs de ce qui est sorti de moi. Je dois me contenter de ce plaisir. Et remercier aussi.


Soria, comme tu n’arrêtes pas de jouer et d’être sollicitée – chacun son rôle –, je n’ai pas vraiment l’opportunité de te faire part de ces sentiments. Pourquoi le ferais-je d’ailleurs ? À quoi cela servirait-il ? Je te laisse entière à l’action, à cette jouissance sans borne pour la comédienne que tu es.


Le tournage s’achève. Il est déjà temps pour moi de rentrer à Londres. Encore une déchirure. Encore cette question quant à la valeur des obligations que l’on s’administre. Je n’ai pas de réponse. Je retourne en Angleterre, et c’est tout. Je ne sais pas où est ma place, et c’est bien tout ce que je sais. Je repars avec, dans ma valise, des brins de toi fraîchement cueillis, des rires et des larmes, tout ce qu’il faut en somme aux souvenirs pour s’alimenter de nouveau et survivre encore un peu.

Couverture

Extrait 3 : errance parisienne

Extrait 5 : tournage de Pimprenelle

Extrait 4 : horreur et magie londoniennes

Extrait 2 : course effrénée dans Paris

Extrait 1 : les charmes de l'âtre